marie-martine mestre

LE PARDON DU CHATAIGNER

LE PARDON DU CHATAIGNER

 

 Vous avez déjà vu un chataigner ? Un vieux chataigner dont le tronc plutôt court devient trapu, l’écorce profondément ridée un peu grise, de vastes racines qui affleurent de terre, son feuillage jouant du clair-obscur dans les branches solides ?….Cet arbre nourricier n’a pas peur de la vieillesse ! On dirait même qu’il aime cela, car on en trouve facilement de plusieurs siècles. Des ancêtres. Parfois on a dû les couper, mais ils sont repartis en cépée autour de la souche, et grandissent de plus belle… Il y a au moins 20 ans en Ardèche on aurait bien cru qu’une attaque de bactéries sournoises allait les décimer… Mais non, ils ont surmonté l’épidémie en renforçant leur système immunitaire, en produisant des bactéries spéciales pour lutter contre les tueuses…

 

Il y en a plusieurs, des vraiment très vieux, dans notre Université Sauvage en Ardèche…. Nous y sommes attachés, nous arrivons après la floraison, leurs chataignes ont l’air de gamines vertes un peu hirsutes avec leurs jeunes bogues hérissées de petits piquants ! L’un d’eux nous accompagne par sa présence de vieux sage accueillant , durant nos méditations et nos pratiques du souffle taoïste, face à la vallée… Son tronc s’est élargi, en nous faisant penser à une vieille femme généreuse capable de nous accueillir dans le creux de sa robe et de nous serrer contre elle…

 

Un jour, Pierre me présente deux amis japonais, me demandant si je connais un endroit où ces 2 hommes pourraient assister à la fabrication de tommes de chèvres artisanales…Roïko voudrait ouvrir un restaurant de fromages à Tokyo. Il y avait monté une pizzeria, mais a dû la fermer peu de temps avant notre rencontre…Immédiatement, je pense à la Mamé, à ses chèvres et aux délicieuses tommes qu’elle fabriquait encore à cette époque là…Et nous voilà en route pour aller la voir !  Petite halte au col de l’Escrinet, courant dans le vent toujours actif à cet endroit et chantant à tue tête, agitant les bras levés mains ouvertes, comme j’aime le faire à chaque passage pour chasser les miasmes accumulés aux aisselles, entre autre, et faire re-circuler les énergies des méridiens au niveau du cœur… Ils rient de bon cœur, mes 2 japonais, car ils connaissent cela eux aussi… je sens qu’on va bien s’entendre et que je vais les présenter aux chataigners en plus de les présenter à la Mamé !  Après les fromages, nous les emmenons sur le terrain, où je leur demande d’être respectueux envers ce coin particulier, d’attendre un peu que j’ai allumé une bougie et un bâton d’encens au pied de l’un d’eux… j’ai à peine terminé que Roïko s’élance, prend la bougie et l’encens et va les porter au pied du très vieux chataigner gardien de nos méditations en contrebas… Et je le vois enlacer le tronc, se frottant contre lui, se confiant à lui tout vieux… Il lui parle en japonais, pleurant comme un enfant qui vient de vivre une énorme peine, accroché des 2 bras à ce tronc accueillant comme une mère ….

 

Un moment après, il m’explique son histoire…

 

Comme il voulait trouver du bois pour alimenter le feu de son four à pizza, il avait obtenu le droit de faire du nettoyage dans une forêt, enlevant les branches mortes, élaguant les branches gênantes et les faisant sécher pour les emporter dans son restaurant…Il a pu faire cela pendant plusieurs années… mais voilà qu’un jour de grand vent, il n’a pas été assez prudent autour du feu qu’il avait allumé sur un énorme tas de brindilles et de branchettes… Le feu s’est propagé, gagnant divers endroits de la forêt. Pour lui, ce fut l’horreur. Les pompiers ont dû intervenir. Il fut accusé d’avoir rompu l’harmonie de cet endroit de l’île, ce qui est un crime au Japon, car les esprits de la nature, les kamis, doivent être respectés et honorés. D’autant plus qu’il y a peu de forêts. Dans des temps plus anciens, il aurait dû se faire hara-kiri. Mais on lui a trouvé un châtiment plus léger : il a dû se faire raser la tête en place publique. Pour lui, c’était la honte car ce crâne rasé peau à nu est le signe visible par tous de la punition d’un crime… Il a voulu dépasser ce drame en ouvrant un restaurant de fromages, français en particulier. D’où son périple en France pour connaître et filmer tout ce qui entoure la fabrication artisanale des fromages régionaux…La Mamé s’est régalée à jouer les vedettes, riant à l’idée que des centaines de convives japonais la verraient sur un écran video à Tokyo, tandis qu’ils dégusteraient ces fromages…Ses cheveux prenaient le temps de repousser et n’étaient encore qu’une petite brosse dure sur son crâne !

Je suis ensuite descendue dans le lit du torrent pour le saluer et méditer installée en tailleur sous l’eau bondissante d’une cascade, les mains réunies doigts liés, index pointés vers le haut à hauteur du nez… Les japonais m‘avaient suivie, m’observant du haut d’un rocher… Reconnaissant le geste et le but que je recherchais à travers cette posture…J’ai senti que Roïko allait me faire profondemment confiance pour aller plus loin dans son récit… Lorsqu’il était arrivé sur le terrain, je leur avais demandé de rester en bordure, avec Pierre. Mais il s’était senti appelé, comme happé par le vieux chataigner. Il  avait couru se jeter « dans ses bras » en quelque sorte pour lui raconter sa peine immense, sa détresse de se sentir maudit. Maudit depuis les tous débuts de sa vie… Tout à coup quelque chose a lâché en lui, il s’est senti pardonné au plus profond de son être… Il était né d’une nonne et d’un père inconnu, 50 années auparavant, dans un monastère du japon…Dans ce cas là, la coutume voulait qu’il soit élevé dans le monastère jusqu’à l’âge de devenir moine à son tour.  Plein de colère et de ressentiments, il avait fui sa mère et le monastère pour ne jamais prendre les vœux ni jamais revenir voir cette nonne qui était sa mère…Participer de loin à ce moment de méditation sous la cascade, se sentir nettoyé de fond en comble et pardonné par le vieux chataigner-maître, tout cela l’avait bouleversé.  Il me demanda mon mala, perles rouges comme le cœur avec son reliquaire. Mains jointes, mon mala les entourant, il me regarda droit dans les yeux en me disant en anglais : « devant toi je fais le souhait et je te fais la promesse d’aller faire une offrande au monastère et d’aller revoir ma mère, qui doit être très agée maintenant, pour lui pardonner, pour qu’elle me pardonne »

 

Le restaurant a été ouvert avec succès… Roïko est décédé maintenant…Peut-être que, depuis, le vieux chataigner l’a pris dans son cœur. Et nous, nous continuons de méditer chaque année, assis sous son feuillage. C’est auprès de lui que nous célébrons la fête des arbres, en l’illuminant pour une soirée. La flamme d’une centaine de bougies nichées dans des coupelles danse autour de son pied pour lui dire notre gratitude pour tout ce qu’offrent les arbres sur notre planète la terre !

                                                                         Valence, le 5 juin 2012

 



06/06/2012
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