marie-martine mestre

LE TAO-CHOUCROUTE DE GRAND PERE

      

 

  

 

   

 

       Dans ma famille maternelle, nous avions la « religion de la choucroute » !

Une religion réjouissante, odorante, qui ne recherche pas des états de sainteté, mais des états de plénitude où tous les contraires sont harmonisés, se dynamisent en s’acceptant mutuellement pour le meilleur et pour le pire. Parfois le pire mais surtout pour le meilleur !

Dans la magnifique salle-à-manger où trônait le grand vaisselier marqueté et sculpté, petits et grands réunis autour de la table pour partager la choucroute, nous nous sentions vraiment lorrains de souche, même si les grand-parents avaient volontairement quitté la Lorraine pour s’établir à Lons Le Saunier et préserver leur nichée. Le Grand Sud, pour ces lorrains ballottés entre la Germanie et la France depuis des dizaines d’années… !

Occupé dans son jardin à cultiver ses choux, mon grand-père ne se demandait plus s'il était, Lorrain, Allemand ou Français : il était Charles, point final !  Père de trois filles à aimer et à nourrir ! Et qu’on lui fiche la paix !

 

      Le dimanche midi, c’était choucroute et tarte aux quetsches maison, avec un « canard » à la mirabelle pour les plus petits, pendant que les grands finissaient de siroter le café et qu’on leur versait « une mirabelle » dans les tasses encore chaudes…Une eau de vie, de la vie au fond de la tasse ou du joli petit verre, ça me laissait rêveuse, petite fille ! Personne n’abusait, chez moi, on savait déguster. La voie du milieu entre abus et privation….

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      Charles avait combattu en Chine, au Tonkin juste avant 1900…Dans sa tête, il n’en était jamais complètement revenu, et je pense que je tiens de lui l’amour des bambous, du riz cuit à point, des philosophies taoïstes et bouddhistes….Mais à l’heure de la choucroute, les cervelles ne s’échauffaient pas, nul grands débats de philosophies asiatiques, nuls échanges d’idées ne faisaient s’émouvoir les pampilles du lustre de cristal au dessus de la table. Pas d’entrées ou d’apéritifs, pas même une salade,  on attaquait le repas directement par la choucroute…

Que ce soit du temps de Grand-Mère Maria et de Grand-Père Charles, ou du temps d’Oncle Jean et de Tante Mimi, j’aimais humer cette brume légère et parfumée qui s’élevait du plat brûlant,  adoucissant légèrement les couleurs des faïence de Lunéville, faisant briller nos yeux….J’aimais contempler, narines frémissantes et bouche gourmande, l'estomac titillé,  les rondeurs des saucisses de toutes sortes, allongées sur le lit de choucroute aux tons d’ivoire, presque transparente et satinée ; la couleur rouge sombre, comme vernissée, de l’opulente palette fumée trônant sur le monticule de chou, entourée de petites tranches de lard et autres « mignardises charcutières »…Un ou deux jambonneaux roses et moelleux à souhaits….Dans ma contemplation de ce plat merveilleux, je savais que Grand-Mère ou Tante Mimi m’en servirait plein mon assiette et que j’aurai tout le temps pour me livrer à la dégustation de toutes ces promesses savoureuses….Tout l’art, je l’ai appris peu à peu, c’est de se brûler un peu aux premières bouchées impatientes, la choucroute glisse de la fourchette, il faut la rattraper, caler un morceau de pomme de terre dessus avec un peu de saucisse, ouvrir grand la bouche sans rien laisser tomber, la refermer, avaler un peu trop vite, ouf c’est chaud… et peu à peu, prendre son temps, laisser les trois trésors déployer leurs saveurs, mâcher doucement pour les marier sous le palais…Quand l’appétit se fait moins vorace, plus sage, la dégustation devient plus sensuelle, portée par les gorgées fraîches du vin d’Alsace bien choisi par Grand-Père.  L’assiette terminée, je me sentais comblée mais pas « distendue », toute ronde à l'intérieur en quelque sorte…. Sentiment de plénitude pour le corps et pour le cœur, mais aussi pour l’esprit ! Dans cette célébration ritualisée, l’esprit avait sa place…

 

      Quand les choux étaient à point au jardin, des « Quintal d’Alsace », gros pépères vert tendre, pleins de sève, aplatis sur le dessus, on les coupait. C’était un des grands jours du calendrier familial, au même titre que l'extraction du miel… Tout était prêt sur la table de la cuisine : le coupe chou, les couteaux bien affutés, le gros sel, les baies de genièvre, des feuilles de laurier, des grains de coriandre…un torchon blanc impeccable, le gros pilon de bois bien poli arrondi au bout, des planchettes de bois dur, de grosses pierres plates de granit lourdes et lisses, 2 ou 3 belles feuilles de chou bien lavées….Les saloirs de grès beige attendaient par terre, soigneusement nettoyés…. Emincer finement les choux au coupe-chou sans se couper les doigts, puis tasser le chou dans le fond du saloir, de toute ses forces, l’écraser presque pour commencer à en faire sortir le jus, en couche de 10 cm environ, répartir dessus une poignée de gros sel, une feuille de laurier, une douzaine de baies de genièvre et des grains de coriandre… Et ainsi de suite jusqu’à ce que le saloir soit plein. Attendre un peu que le niveau baisse et tasser de nouveau, à coups de pilon sur les planchettes…Le jus affleure, on pose dessus les feuilles de chou sur la masse en ne laissant aucun interstice, puis on pose les planchettes rondes de la taille de l’ouverture du saloir, les pierres enveloppées du torchon vont peser sur les planchettes pour qu’aucune poche d’air ne puisse se faire… On ajuste enfin le couvercle de grès…Poussés entre le « potager » et l’imposante cuisinière bleue aux cuivres rutilants, les saloirs vont rester au chaud pour que la fermentation commence… Mystère de la transformation, annoncée par des bulles qui font « bloup, bloup »…Il ne faut surtout pas ouvrir à ce stade là pour observer…. Alchimie qu’on appelle lacto-fermentation, odeur qui se dégage et s’intensifie…Et pue même franchement  quand on ouvre le saloir, la première fois : c’est ça la fermentation…..jusqu’au moment où Oncle Jean décide de descendre les saloirs dans l’obscurité de la cave pour que se continue lentement le mystère de la transformation pendant deux mois… Nés au chaud soleil du jardin, les choux deviennent choucroute dans l’ombre fraîche sous la maison, non loin de la petite cave spéciale où les vins continuent de se « parfaire » dans les bouteilles bien rangées dans des casiers. Le sol est recouvert de graviers ronds pour que se maintienne la température fraîche et sèche favorable à cet autre mystère….Je n’ignorais pas que, pendant ce temps d’attente et de mystères, quelque part dans une ferme, on finissait d’élever les cochons qui allaient offrir leur chair pour la confection des charcuteries, un peu avant la Noël…La mort et la vie…Les choux et les pommes de terre récoltés, le cochon sacrifié, la célébration d’une naissance à la Noël, porteuse de Foi et de Lumière au plus profond de la longue nuit de fin décembre…Puis cette nuit de résurrection à Pâques, époque à laquelle les saloirs doivent être de nouveau vides. A ce moment là, la nature offrira les œufs, les jeunes légumes frais….La Naissance et la Mort entremêlées dans cette danse qu’on appelle la Vie…Naissance et Mort qui nous sont nourritures pour le corps et pour l’esprit….Jeux du TAO manifesté dans la vie ordinaire

 

      Quand Attila et ses guerriers ont voulu conquérir la Chine, ils se sont cassé le nez sur la Grande Muraille, attrapant au passage ces pots de grès emplis d’un aliment étrange, fort en odeur, aigre en goût : le chou fermenté, autrement dit la choucroute, nourriture essentielle des ouvriers et des gardiens de la muraille de Chine…Poussé à de nouvelles conquètes vers le couchant par l’élan fougueux de ses petits chevaux rapides comme le vent, il a emporté avec lui le goût de ce chou fermenté jusqu’en Bavière, jusqu’en Alsace !!!! Il parait que l'herbe ne repoussait jamais sous les pas de ses chevaux, mais la choucroute arrivait dans sa foulée !!! Quelques siècles plus tard Marco Polo offrait les spaghettis à son Italie natale, rapportés de Chine également…

Cela m’amuse beaucoup de penser à cela lorsque je savoure une choucroute… Non seulement à mes Grands-Parents qui se reconnaissent lorrains dans le partage de la choucroute, mais à ce lointain « bienfaiteur » chef des Huns ! Ce n’est pourtant pas comme cela qu’on le voit habituellement ce sombre guerrier toujours à cheval, attendrissant la viande qu’il allait délicatement dévorer en la déposant sous la selle…Et pourtant, il a rapporté la choucroute ! Grand-Père et Grand-Mère et toute ma famille avec eux auraient pu lui en être reconnaissants, mais ils ne savaient pas !!!

D’est en ouest, de la puanteur de la fermentation aux délices du plat préparé avec amour, de l’obscur à la lumière, de la fange dans laquelle se roule le cochon au raffinement de la vaisselle et du cristal, de la dégustation et de la digestion quasi religieuse à l'offrande faite à la terre du plus profond de nos entrailles,  les jeux de la vie ordinaire qui nous donnent à pressentir les jeux du TAO….

« L’homme suit les voies de la Terre, la Terre suit les voies du Ciel, le Ciel suit les voies de la Voie, et la Voie suit ses propres voies… »  Lao Tseu dans le Tao Te King.

 

PS : Cher Gengis, à toi je dédie cet article, car sans toi je n'aurais jamais eu l'occasion de l'écrire. La prochaine fois que je prépare une choucroute, je te promets de t'inviter à la partager, si tu es disponible, histoire de te montrer ce que nous avons su faire à partir de ce condiment aigre-doux que tu nous avais apporté, en ajoutant juste quelques bricoles autour ! Je dédie cet article à mon fils, également, car lui aussi a reçu la transmission de notre lignée de planteurs de choux !

 

2ème PS : pour compléter cet article, allez dans la série d'articles " envie d'une recette" où vous trouverez la recette "la choucroute de ma grand'mère" car cette histoire de choucroute était une histoire de masculin et de féminin qui se complétaient bien comme dans le symbole du TAO !!!

 

 

 

 

  



16/10/2011
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